L’histoire mobilisée. Roman national et identité dans un monde fragile – Nicolas Offenstadt

Fabio Spirinelli (Université du Luxembourg, C²DH) sur la Conférence #LTAH du 4 avril 2017

Lors d’une conférence récemment organisée par Let’s Talk About History!, l’invité Nicolas Offenstadt, historien médiéviste et maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’est penché sur la question du roman national et sa remobilisation dans les débats actuels. En effet, François Fillon en constitue un exemple analysé plus profondément par Offenstadt. Le candidat de la droite à la présidentielle, dans ses interviews et discours, opère une distinction entre les deux termes « roman national » et « récit national », et préfère utiliser le dernier. Le programme de Fillon prône un retour d’une histoire à l’école qui n’inspire plus la honte aux Français de leur propre passé, une histoire qui présente les grands ‘héros’ du passé français.

Or, comme Offenstadt l’a souligné, récit national et roman national désignent la même chose, et à ces termes s’ajoutent encore d’autres expressions, comme « légende républicaine » ou « récit lavassien » (dérivé du nom de l’historien Ernest Lavisse). Les origines de la notion de ‘roman national’ ne remontent qu’aux années 1990, désignant un récit patriotique qui met en avance des grands faits et des héros, un récit centré sur l’histoire événementielle, militaire et politique édulcorée et puisant dans des continuités qui, en vérité, s’avèrent absurdes. L’évolution du roman (ou récit) national en France peut être divisée, selon Offenstadt, en trois temps : la IIIe République, les années 1970 et 80, et l’époque actuelle.

Sous la IIIe République, entre 1970 et 1914, on assiste à la construction d’un roman national. L’histoire est alors considérée comme une « technologie du futur », c’est-à-dire au service de la construction d’une nation. Offenstadt souligne la forte congruence entre la fabrication du roman national et la mise en place d’universités républicaines, ces dernières étant destinées à attester le roman national, à contribuer à une professionnalisation de l’histoire ainsi qu’à la formation d’historiens républicains. Cette évolution sous-tend aussi un enjeu politique, à savoir la lutte contre l’Eglise catholique et l’écartement d’amateurs d’histoire qui sont en général proches des cercles ecclésiastiques. A travers le roman national, la république devrait être présentée comme le débouché naturel de la France. Ce récit est bien évidemment aussi diffusé à travers l’enseignement scolaire, dans sa forme vulgarisée et simplifiée, dont le héraut est l’historien Ernest Lavisse. Ce dernier produit des manuels scolaires lus par des millions d’élèves, même jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale, multipliant un récit destiné à inspirer l’amour de la patrie et du passé national. On y retrouve alors toutes les caractéristiques du roman national, comme l’invention de continuités (équivalence complète entre la Gaule et la France) ou l’idée d’une unité (le pays existerait depuis toujours). Pourtant, aux alentours des années 1970, le roman national devient la cible de plusieurs critiques. D’abord, la décolonisation met fortement en cause l’idée d’une construction majestueuse et le récit téléologique du progrès. Deuxièmement, le régionalisme se heurte à un roman national centralisateur, où tout doit amener à un pays gouverné en son centre.

Le pouvoir central est donc dépeint par ces mouvements comme une oppression, sa politique est mise sur pied d’égalité avec une colonisation. Une troisième source de contestation est le mouvement féministe, qui interroge l’histoire de la domination masculine, une histoire sans femmes, sauf quelques exceptions qui font irruption (comme Jeanned’Arc). Finalement, l’histoire à l’université prend une forme de plus en plus critique et, sous la forte influence de l’histoire sociale et du marxisme dans les années 1970, des contre-histoires apparaissent, exprimant le souhait de donner la voix aux peuples et de leur accorder une place dans l’histoire, comme l’illustre la collection « Actes et Mémoires du peuple » des Editions Maspero. Enfin, en 1987, Suzanne Citron publie Le Mythe national. L’histoire de la France revisitée, une étude qui procède à une déconstruction du roman national par l’analyse des manuels scolaires.

Malgré les mises en question des années 1970 et 1980, le roman national est aujourd’hui remobilisé. Tel est le cas chez François Fillon, mais aussi, comme le démontre Offenstadt, chez Emmanuel Macron, qui prône également un retour au récit national, même s’il s’agit d’une forme plus ouverte. Offenstadt propose plusieurs explications à cette remobilisation. D’abord, elle est due à une nouvelle configuration intellectuelle, représentative d’un monde de la « post-vérité ». Le roman national devient alors plus facilement une arme politique, utilisée par la droite française comme instrument idéologique. Dans ce contexte, Offenstadt cite l’exemple du polémiste Eric Zemmour, qui connaît un grand succès en France, mais dont les écrits soutiennent ce réarmement idéologique. Un article plus particulier, L’histoire comme arme politique, paru le 14 novembre 2013 dans Le Figaro, illustre la position de Zemmour, qui appelle à « arracher » l’histoire aux historiens professionnels. Sa position rejoint la ligne de François Fillon, même si le côté raciste est plus accentué.

Offenstadt identifie trois formes principales de l’offensive du retour du roman national. La première se décline dans les politiques publiques mises en œuvre par Nicolas Sarkozy lors de son quinquennat, qui se fondent sur l’idée que le roman national devrait aussi investir l’espace public. Le projet d’une maison de l’histoire de France, certes échoué, est quand-même un exemple parmi nombreux d’autres illustrant cette politique. La deuxième offensive est dirigée contre l’école, et nourrit plus particulièrement la perception que les pédagogues empêchent le récit national de se développer. Ainsi, on n’enseignerait plus l’histoire de France, mais une histoire qui rendrait les Français « honteux » de leur passé. Alors qu’il s’agit d’une analyse erronée du programme scolaire tel qu’il existe réellement, elle est reprise par les hommes politiques. Finalement, l’offensive du roman national investit l’histoire populaire et médiatique, avec des émissions comme celle de Stéphane Berne, qui illustrent ce retour au roman national sous forme de distraction.

En comparaison au roman national construit au XIXe siècle, qui, malgré les défauts et la tradition positiviste, était porteur d’une idée de progrès, dans l’optique d’inclure le plus de monde, le nouveau récit paraît, selon Offenstadt, davantage problématique, puisqu’il remplit une fonction de délimitation. Il est utilisé comme instrument d’adhésion à une certaine vision du monde. Ceux qui n’adhèrent à cette identité sont exclus. L’histoire enseignée et produite à l’université est par définition contraire à une histoire d’adhésion. L’offensive du roman national cherche à écarter les historiens de métier, puisqu’ils ne participent pas à une attestation de la bonne identité. Les propos d’Eric Zemmour soulignent cette volonté.

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